Shrimp le corsaire
C'est Saint-Kérelet, petit port breton, abrité dans les rochers de Penru, que Shrimp fit son apprentissage de la mer et qu'il pêcha, dans son filet à crabes, ce surnom de Shrimp la crevette. Un nom qui sonnait clair comme le vent sifflant sur les haubans et dans les écoutes des hautes vergues.
Embarqué comme pilotin, Shrimp est maître des équipages sur la Remailleuse, la dernière frégate du Malamok, ce « grand vieux » qui ne plie jamais devant personne, pas même devant le roi. Avec les corsaires, Shrimp va affronter, sur la mer, les coups de vent, les tempêtes, les batailles et découvrir ce terrible secret qui ronge Malamok, le vieux forban.
...Le garçon courait, remontant la rue Haute, vers l'impasse des Ris où on devait l'attendre pour le dîner. Car son maître, le Malamok, qui avait pourtant à son service Fatimata, une noire, et Songo, un vieux noir, au poil blanc, tanait à mlanger de la main de son pilotin. Et dans la salle carrelée, pieds nus, comme un moussaillon derrière le fauteuil du capitaine, Shrimp servait les repas au grand vieux, ainsi qu'il est d'usage à la mer, sur le château arrière, dans la grand'chambre.
Le ciel s'était couvert, et le vent poussait dru des nuages fous qui semblaient rebondir sur les toits bas des maisons de pêcheurs. Personne dans les ruelles... L'impasse des Ris était noire. Shrimp, tout essoufflé, arriva à la poterne, heurta du marteau de fer, et entra sans attendre qu'on vienne lui ouvrir.
- Ah, enfin, Shrimp, te voilà ! J'ai failli attendre ! Cornebleu !
- Suffit, Fatimata !
- Voilà, missié...
La vieille servante arrivait toute suante de sa cuisine, la figure allumée de flamme violettes, sur sa peau noire.
- Alors, Fatimata, j'espère que tu as soigné le menu. Comme du temps...
- Oui, missié.
- Alors, le menu !
Et Shrimp avait entendu annoncer les langoustes à la braise, le faisan rôti, le pâté de gelinottes, les entremets, les vins les fruits...
- À table donc. J'ai une faim de loup, Shrimp, à la manœuvre ! Mais dis donc, pilotin, qu'est-ce que tu as à me regarder avec ces yeux de poussin qui vient de casser son œuf ? Allez, je m'arrime... À toi, hisse !
C'était une vraie manœuvre en effet. Mais Shrimp en avait l'habitude. Près de la table éclairée par deux hauts flambeaux de cuivre, portant chandelles de résine, et surélevée pour glisser par en-dessous ce que dans la maison, on appelait le vaisseau, Shrimp n'avait pas bougé. Comme s'il n'avait pas entendu l'ordre du Malamok. Il était tellement ébahi par ce qu'il voyait ce soir.
- Allons, Shrimp !
- À vos ordres, monsieur.
Et il s'était attelé au vaisseau.
C'était en fait un large coffre, ou mieux une caisse profonde montée sur quatre roues sciées dans un gros rondin. Le Malamok s'y tenait étendu, comme d'habitude, les épaules calées par un coussin de cuir. Le grand vieux passait sa vie dans cette caisse, impotent, les jambes de pierre, des jambes mortes jusqu'à la ceinture.
Pour le dîner, Shrimp manœuvrait l'engin et l'amenait sous la table. Pour le coucher, Shrimp déplaçait le vaisseau jusqu'à la chambre. Dans le plafond au dessus du lit une énorme boucle de fer soutenait un palan, des poulies. Le Malamok avait encore des bras d'une force incroyable. Il se passait une chaîne aux reins, en ceinture. Shrimp lui tendait le câble. Le vieux prenait le crochet dans une maille de la chaîne, puis, il se hissait lui-même, grâce au palan, jusque sur son lit. Le matin, par la même manœuvre, il se redescendait dans son coffre.
- Alors, pilotin. Tes hommes seraient-ils en retard !
- Ils sont là, monsieur. Ils attendent votre bon plaisir.
- Je suis prêt. Fais-les entrer. Attends... Donne-moi ma lunette de longue-vue. Ce matin, Shrimp, il y aura peut-être quelque chose à voir sur la mer.
...
Au coup de sifflet de Shrimp l'équipage entrait, saluait le grand vieux enfoncé dans sa caisse. Sept garnements... Ceux à qui Shrimp avait compté leurs gages, la veille, dans la taverne de maître Kochbue, à l'enseigne de "Notre Quatorzième".
- Paré, les gars ?
- Paré, chef.
- À enlever ! ... Hisse !
S'appliquant aux montants du coffre, l'équipage de Shrimp soulevait le vaisseau, le traînait jusqu'à la porte, l'enlevait à hauteur d'épaule.
- À terre !
Dans la ruelle, deux des garçons avançaient le chariot. C'était en fait une longue charrette à bras, trapue, montée sur un ancien affût de canon. Les roues en bois de chêne étaient cerclées de jantes de fer, larges comme deux mains.
Les garçons s'attelaient aux brancards. Rue du Nord, on croisait des marins qui partaient pour la pêche...
Sur les pavés glissants de la rue Haute, la pente risquait d'emporter le chariot. L'équipage de shrimp connaissait la manœuvre. En un tournemain, les vieux cordages qui servaient de câbles avaient été déroulés. Les garçons s'accrochaient à ces filins et se laissaient traîner pour freiner l'élan du char. Les pavés de granit arrachaient des étincelles aux cercles des roues.
La voirolle attendait, voile roulée au mât. Une barque normande de trois tonneaux, non pontée, mais massive, charpentée en bon bois de Frise, trapue comme un cachalot.
- La mer est frileuse, dit le Malamok. Le poisson montera s'échauffer depuis les fonds. Shrimp ! Le jour est bientôt debout ! Vite !
Shrimp allait assister à sa première affaire avec la mer.
Sur les ponts, c'était le grand remue-ménage, et la même fièvre chauffait ces têtes de forbans à qui la chance faisait déjà promesse d'une prise providentielle.
Il faut se méfier de ces honnêtes marchands sur lesquels on va donner du nez. Le Espagnols, les Hollandais, les Portugais mettaient en mer, depuis beau temps, de ces navires armés jusqu'aux dents, et déguisés en lourdaux aux clés bondées d'or, de sucre ou d'épices.
On avait préparé les grappins dans les hunes, les grenades et les espingoles, armé tribord et bâbord. il y aurait peut-être du sang. Même à pieds nus, on n'a pas ses aises sur un pont où on a tailladé à la hache et au sabre. Shrimp ne savait pas encore que ce sable répandu par les matelots, à pleines poignées, sur les ponts, servirait peut-être à empêcher de glisser dans le corps à corps de l'abordage...
Le capitaine avait fait poster sur son pont avant tous les fusils qu'il avait pu trouver à son bord. L'équipage avait calé, sous la misaine, deux fortes bombardes qui pourraient tirer de plein fouet, au ras du bordage. Déjà, les hommes des grappins, des grenades et des boîtes à feu étaient à leurs postes, sur les haubans.
- Vous tirerez quand je dégagerai aux embardées... sans attendre d'ordres...
- Oui, capitaine...